Je rappelle le contexte de ces interviews.
Aujourd'hui nous parlons beaucoup de diversité, de parité homme/femme dans toute notre société. Nous retrouvons cette même tendance dans les métiers du numérique. Les chiffres sont indéniables mais est ce un phénomène éphémère ou un mal profond ? Que pouvons nous faire pour changer cette tendance ?
J'ai choisi de mener une interview croisée de plusieurs femmes travaillant dans le numérique. Le principe est simple, je pose les mêmes questions à plusieurs personnes et je retranscris ici les réponses.
Retrouvez les interviews précédentes de
- link Stéphanie Desplanche, chef de projet passionnée par la donnée
- link Amélie Cordier enseignante chercheur à Lyon.
Aujourd'hui je donne la parole à Agnes Crepet l'informaticienne au multi facettes.
Peux tu te présenter en quelques mots? Ton parcours, ton travail...
J’ai 37 ans, je vis à Saint-Etienne. Après des études en informatique, notamment en génie logiciel et intelligence artificielle, j’ai commencé à travailler en 2001 chez un éditeur logiciel. J’ai ensuite rejoint une SSII puis une DSI d’un laboratoire pharmaceutique de la région lyonnaise. J’ai enfin co-fondé la sociéte Ninja Squad en 2012 avec 3 autres développeurs passionnés.
J'ai aujourd'hui plusieurs casquettes : développeuse, architecte logiciel, formatrice. Je suis actuellement en break pour encore quelques semaines : j’ai eu mon 2ième garçon en début d'année. Je suis également assez investie dans les communautés techniques et le monde associatif sur mon temps perso. Je suis leader du Java User Group de Lyon et de Duchess France. J’organise depuis 5 ans une conférence que j’ai co-fondé, Mix-IT, et dans d’autres sphères je suis présidente d’une association culturelle sur ma ville, Avataria.
Qu'est qui t'a poussé à suivre des études scientifiques ou informatiques ?
Les sciences c'est parce que j'étais bonne en maths, mon père m'a donc dit "tu feras un bac S option Maths, ça ouvre à tout", je l'ai écouté mais bon les Maths ce n'était pas ma passion ;-)
La rencontre avec des copains geeks fan du Libre m'a fait basculer du côté de l'informatique... Mes premiers pas avec un ordinateur c'était plutôt du système avec Linux. J'ai découvert ce monde et sa philosophie sous-jacente et j'ai trouvé ça fabuleux... Du coup j'ai décidé d'y bosser!
Quels sont à ton avis les facteurs qui font que les filles ne s'orientent pas vers les métiers du numérique ou plus généralement des métiers scientifiques ?
La première explication peut être liée aux choix d’éducation et de formation des femmes. Certains préjugés sont ancrés au sein de la famille et de la société et se révèlent lors des choix des jeunes filles pour une formation. Les parents ou les enseignants peuvent parfois inconsciemment ne pas les diriger vers des formations trop techniques, qui déboucheraient sur des professions traditionnellement masculines, où la présence des femmes n’est pas encore complètement acceptée.
Une autre explication peut venir du fait que certains métiers techniques , comme celui de l’informaticien, souffre de certains stéréotypes. L’informaticien est souvent représenté comme un homme, jeune, blanc, hétérosexuel, fan d’univers comme celui de l’heroïc- fantasy et encore celui des jeux vidéos.
Ces univers sont par ailleurs bien souvent remplis de références principalement masculines ou les filles ont peu de place. Quand elles y sont représentées, c’est souvent de manière dégradante ou humiliante. Je me souviens d’une publicité pour la sortie d’une version d’Ubuntu : une paire de fesses féminine parfaitement calibrée vêtue d’un slip Ubuntu. Et il y a les traditionnelles pubs Windev où les filles sont représentées en bikini. Vous allez me dire qu’on trouve hélas ce genre de représentations quel que soit le produit (voiture, produit ménager, crème dessert, etc.) mais bon ça n'encourage pas les jeunes filles à se lancer...
Si on te donnait carte blanche aurais tu des idées pour inverser cette tendance ?
Si tu te projettes dans quelques années est ce que tu veux continuer à faire la même chose, est ce que tu veux changer de secteur, évoluer de position.... ?
Références
(*1) Gillibrand, E., Robinson, P., Brawn, R., & Osborn, A. (1999). Girls’ participation in physics in single sex classes in mixed schools in relation to confidence and achievement. International Journal of Science Education, 21, 349-362
(*2) MARRY C., 2004, « Mixité scolaire: abondance des débats, pénurie des recherches », Travail, Genre et Société, n°11, p.189-194
(*3) Résumés des bénéfices de la non-mixité voir pdf
(*4) « Il faut défendre la société », Michel Foucault, éd. Gallimard Le Seuil, coll. Hautes Etudes, 1997 (ISBN 978-2-02-023169-5), Cours du 21 janvier 1976, p. 47
Merci Agnes pour ces réponses.
Dans le dernier épisode de cette interview, vous pourrez lire les réponses de Audrey Neveu la développeuse passionnée
Si on te donnait carte blanche aurais tu des idées pour inverser cette tendance ?
Je suis investie dans Duchess France et on se donne constamment des cartes blanches pour inverser la tendance ;-)
Duchess France est un groupe destiné à mettre en relation les femmes de l’IT. On essaie d'accroître la visibilité des femmes dans l'IT. L’une des missions principales de Duchess France est de voir plus de femmes prendre la parole dans des conférences techniques (<5%), et dans ce sens nous organisons des sessions de coaching pour les y préparer.
Pour faire connaître nos métiers et partager notre passion, nous sommes également présentes sur plusieurs forums à destination de collégiens et lycéens, ou encore partenaires d’associations telles que Wi-Filles, Science Factor ou Web@cadémie. Enfin nous croyons que des rôles modèles sont indispensables pour inspirer, motiver et aider d’autres femmes – qu’elles soient étudiantes ou en reconversion – à se projeter dans ces domaines techniques de l’informatique. Dans ce but, nous publions des portraits de femmes qui parlent de leur métier, leur passion pour le code et la technique, bref nos rôles modèles !
Au delà des actions Duchess, une amie, Tasha Carl m'avait parlé d’une initiative belge, Greenlight For Girls. Le but de ce collectif est d’initier par des ateliers non-mixtes les petites filles à des jeux de construction, à programmer des robots. En gros l’objectif est de leur faire goûter à différents domaines techniques. Et ça marche plutôt bien, ce qui pourrait faire taire ceux qui affirment qu’elles ne sont pas câblées pour la technique!
En Indonésie, là où plus de la moitié des développeurs informatiques sont des filles, la plupart des écoles sont non-mixtes. On touche ainsi à la question de la non-mixité, souvent décriée ou mal comprise. Outre la remise en cause perpétuelle de la légitimité des luttes féministes, il faut souvent argumenter sur l’utilité et le sens d’une organisation en espaces non-mixtes. Pourtant, dans l’histoire de beaucoup de mouvements de femmes, la non-mixité a toujours été bénéfique pour avancer dans l'organisation des luttes. Les observations en classes mixtes indiquent que les cours de sciences sont dominés par les garçons, ils "accaparent le bon matériel et l’attention du professeur, répondent à la majeure partie des questions et réalisent les expériences, tandis que les filles assistent, rédigent les comptes-rendus à la manière de secrétaires et restent en retrait dans la classe. De plus, certaines études affirment que les contextes mixtes ont tendance à renforcer les stéréotypes de genre, et donc à reproduire l’équation sciences = hommes " (*1)
Je ne suis pas en train de dire qu’il serait bon de retourner à l’école non-mixte, mais peut-être que certaines activités organisées en non-mixité, comme les ateliers de Greenlight For Girls, pourraient inviter un peu plus les petites filles à découvrir des domaines techniques qui à priori ne leur sont pas destinés. C’est peut-être une piste...
J’ai donc essayé de chercher s’il existait des études, des recherches en cours sur la question. Est-ce que la non-mixité serait vraiment bénéfique, irait dans le sens de plus d’égalité et de parité entre sexes ? Evidemment, on se heurte à une véritable pénurie de recherche dans le domaine! (*2)(*3) Michel Foucault (*4) explique bien mieux que moi pourquoi ceux qui dominent un système ont tout intérêt à ce que rien ne change, afin de garder la situation à leur avantage : "… il va se bâtir quelque chose de fragile et de superficiel, une rationalité croissante, celle des calculs, des stratégies, des ruses ; celle des procédés techniques pour maintenir la victoire, pour faire taire, apparemment, la guerre, pour conserver ou renverser les rapports de force. C'est une rationalité donc qui, à mesure qu'on monte et qu'elle se développe, va être au fond de plus en plus abstraite, de plus en plus liée à la fragilité et à l'illusion, de plus en plus liée aussi à la ruse et à la méchanceté de ceux qui, ayant pour l'instant la victoire, et étant favorisés dans le rapport de domination, ont tout intérêt à ne plus les remettre en jeu."
Duchess France est un groupe destiné à mettre en relation les femmes de l’IT. On essaie d'accroître la visibilité des femmes dans l'IT. L’une des missions principales de Duchess France est de voir plus de femmes prendre la parole dans des conférences techniques (<5%), et dans ce sens nous organisons des sessions de coaching pour les y préparer.
Pour faire connaître nos métiers et partager notre passion, nous sommes également présentes sur plusieurs forums à destination de collégiens et lycéens, ou encore partenaires d’associations telles que Wi-Filles, Science Factor ou Web@cadémie. Enfin nous croyons que des rôles modèles sont indispensables pour inspirer, motiver et aider d’autres femmes – qu’elles soient étudiantes ou en reconversion – à se projeter dans ces domaines techniques de l’informatique. Dans ce but, nous publions des portraits de femmes qui parlent de leur métier, leur passion pour le code et la technique, bref nos rôles modèles !
Au delà des actions Duchess, une amie, Tasha Carl m'avait parlé d’une initiative belge, Greenlight For Girls. Le but de ce collectif est d’initier par des ateliers non-mixtes les petites filles à des jeux de construction, à programmer des robots. En gros l’objectif est de leur faire goûter à différents domaines techniques. Et ça marche plutôt bien, ce qui pourrait faire taire ceux qui affirment qu’elles ne sont pas câblées pour la technique!
En Indonésie, là où plus de la moitié des développeurs informatiques sont des filles, la plupart des écoles sont non-mixtes. On touche ainsi à la question de la non-mixité, souvent décriée ou mal comprise. Outre la remise en cause perpétuelle de la légitimité des luttes féministes, il faut souvent argumenter sur l’utilité et le sens d’une organisation en espaces non-mixtes. Pourtant, dans l’histoire de beaucoup de mouvements de femmes, la non-mixité a toujours été bénéfique pour avancer dans l'organisation des luttes. Les observations en classes mixtes indiquent que les cours de sciences sont dominés par les garçons, ils "accaparent le bon matériel et l’attention du professeur, répondent à la majeure partie des questions et réalisent les expériences, tandis que les filles assistent, rédigent les comptes-rendus à la manière de secrétaires et restent en retrait dans la classe. De plus, certaines études affirment que les contextes mixtes ont tendance à renforcer les stéréotypes de genre, et donc à reproduire l’équation sciences = hommes " (*1)
Je ne suis pas en train de dire qu’il serait bon de retourner à l’école non-mixte, mais peut-être que certaines activités organisées en non-mixité, comme les ateliers de Greenlight For Girls, pourraient inviter un peu plus les petites filles à découvrir des domaines techniques qui à priori ne leur sont pas destinés. C’est peut-être une piste...
J’ai donc essayé de chercher s’il existait des études, des recherches en cours sur la question. Est-ce que la non-mixité serait vraiment bénéfique, irait dans le sens de plus d’égalité et de parité entre sexes ? Evidemment, on se heurte à une véritable pénurie de recherche dans le domaine! (*2)(*3) Michel Foucault (*4) explique bien mieux que moi pourquoi ceux qui dominent un système ont tout intérêt à ce que rien ne change, afin de garder la situation à leur avantage : "… il va se bâtir quelque chose de fragile et de superficiel, une rationalité croissante, celle des calculs, des stratégies, des ruses ; celle des procédés techniques pour maintenir la victoire, pour faire taire, apparemment, la guerre, pour conserver ou renverser les rapports de force. C'est une rationalité donc qui, à mesure qu'on monte et qu'elle se développe, va être au fond de plus en plus abstraite, de plus en plus liée à la fragilité et à l'illusion, de plus en plus liée aussi à la ruse et à la méchanceté de ceux qui, ayant pour l'instant la victoire, et étant favorisés dans le rapport de domination, ont tout intérêt à ne plus les remettre en jeu."
Si tu te projettes dans quelques années est ce que tu veux continuer à faire la même chose, est ce que tu veux changer de secteur, évoluer de position.... ?
J'ai du mal à me projeter à plus d'un an mais avec mon copain et nos 2 jeunes enfants on aimerait bien avoir une expérience à l'étranger. Travailler dans un pays anglo-saxon me fait bien envie. Je tenterais bien aussi un temps de faire un truc qui n'a rien à voir avec l'IT, plus dans le domaine de l'éducation, mais tout en gardant encore une main dans mon métier d'origine. Je suis dans tous les cas très attachée à la société que j'ai cofondé, Ninja Squad, donc je pense que j'évoluerai aussi avec elle...
(*1) Gillibrand, E., Robinson, P., Brawn, R., & Osborn, A. (1999). Girls’ participation in physics in single sex classes in mixed schools in relation to confidence and achievement. International Journal of Science Education, 21, 349-362
(*2) MARRY C., 2004, « Mixité scolaire: abondance des débats, pénurie des recherches », Travail, Genre et Société, n°11, p.189-194
(*3) Résumés des bénéfices de la non-mixité voir pdf
(*4) « Il faut défendre la société », Michel Foucault, éd. Gallimard Le Seuil, coll. Hautes Etudes, 1997 (ISBN 978-2-02-023169-5), Cours du 21 janvier 1976, p. 47
Merci Agnes pour ces réponses.
Dans le dernier épisode de cette interview, vous pourrez lire les réponses de Audrey Neveu la développeuse passionnée
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.